dimanche 13 juillet 2014

Internet nous rend-il idiots ?

Il se passe quelque chose à l’intérieur de nos crânes : les cogniticiens en sont certains, le travail sur écran a déjà modifié nos structures cérébrales. Difficultés de lecture, problèmes de concentration, d’assimilation… L’« Homo interneticus » serait-il un crétin ? Des experts répondent en six points.

Ouvrir un livre est une expérience étonnante à conseiller à tous ceux qui, comme moi, passent leur vie sur Internet. Au hasard : « Ce sont de jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces marteaux énormes les petits morceaux de fer […]. » (In Le Rouge et le Noir de Stendhal (Gallimard,“Folio classique”, 2000)). Pas de mot souligné en bleu pour indiquer une explication cachée, pas d’échappatoire vers un lien hypertexte, juste une phrase têtue, qui ne veut pas délivrer son sens, et encore moins disparaître. Cette impression que les mots rebondissent comme des balles autour de notre cerveau sans jamais s’y arrêter, nous l’avons tous ressentie à un moment ou à un autre. Lire, se détendre, suivre une conversation, être à l’écoute de ses proches, se « poser », tout simplement, ne va plus de soi. Les raisons, nous les connaissons trop bien : le stress du travail, une vie hachée par les tâches quotidiennes, le manque de sommeil… Mais une nouvelle explication, déconcertante, pourrait venir éclairer autrement le phénomène : et si Internet avait provoqué une révolution silencieuse à l’intérieur de nos crânes ? En six grandes questions, voici quelques éléments de réponses.

Modifie-t-il nos circuits neuronaux ?

Nicholas Carr, journaliste et écrivain, a été l’un des premiers à avoir jeté le pavé dans la mare, déclenchant une énorme polémique l’été dernier dans les milieux scientifiques. « En l’espace d’un battement de cil à l’échelle de l’histoire du monde, explique-t-il, nous nous sommes tous assis des heures devant un écran diffusant des images, des sons et des textes mélangés ensemble, sans réaliser la réelle étrangeté de cet outil. Ni l’effort inédit que notre cerveau doit produire en permanence pour réévaluer, réorganiser ce qui lui apparaît à l’écran. » De nombreuses études ont démontré la capacité du cerveau à s’adapter, c’est ce que l’on appelle la « plasticité cérébrale ». C’est donc certain, Internet modifie nos circuits neuronaux. Mais jusqu’à quel point ? Les instruments d’observation du cerveau ne sont pas assez performants pour le dire, mais le faisceau de présomptions est là : « L’écran irradie littéralement notre cerveau, et ce des heures durant, observe Nicholas Carr. Nous sous-estimons le temps que nous passons sur Internet, nous sous-estimons la gymnastique cérébrale que cela demande. Et pour ma part, je suis persuadé que je ne pense pas de la même façon qu’avant… »

Nous empêche-t-il de lire ?

« Nous avons mis plus de mille ans à apprendre à lire, rappelle le cogniticien Thierry Baccino, professeur de psychologie cognitive et ergonomique. Tout dans la lecture – l’espace entre les mots, la forme des caractères, etc. – a demandé un effort progressif d’adaptation à notre cerveau. Le passage à l’écran semble naturel, mais il n’en est rien. » Le travail du cerveau consiste, schématiquement, à intercepter, mémoriser et traiter les informations qui lui parviennent depuis tous nos capteurs sensoriels (nez, bouche, oreilles…). Devant un écran, à l’évidence, c’est l’oeil qui est mis à contribution. Or, il est établi sans conteste que la connexion oeil-cerveau est peu adaptée à cette façon de lire : le temps de traitement d’une information visuelle est augmenté de plus de 30 % sur un écran ! « En conditions habituelles, lorsqu’il lit, l’oeil humain ne peut distinguer que quatre à six signes à la fois lors d’une “fixation oculaire” qui dure environ deux cent cinquante millisecondes, affirme Thierry Baccino. Devant un écran, l’oeil s’affole. Les signes sont beaucoup plus nombreux en termes de formes et de couleurs, ils surgissent, vous captent, sont furtifs et vous demandent une attention accrue. » Tous ceux qui passent des heures à lire sur Internet devraient donc trouver dans la lecture linéaire d’un bon vieux livre de poche une belle occasion d’apaiser leur cerveau !

Sature-t-il notre mémoire ?

Les quelque deux cent mille informations visuelles qui parviennent au cerveau toutes les secondes sont beaucoup plus difficiles à mémoriser, parce qu’elles ne lui parviennent pas avec la même cadence, avec la même cohérence : publicités intempestives, dédales de liens hypertextes…, sur Internet beaucoup trop de données nous font perdre le fil, interrompent nos processus cérébraux. Cela se traduit directement par une surchauffe de notre mémoire de travail, celle qui nous permet, par exemple, de retenir quelques secondes un numéro de téléphone, une date, nécessaires pour enchaîner l’action suivante : téléphoner, griffonner une note dans un agenda… S’il est possible d’enchaîner rapidement ces actions, comme en « pilotage automatique », il est surhumain d’essayer de tout faire à la fois. Et pourtant, c’est ce type d’effort qu’Internet exige de notre cerveau. Et en jet continu. « Cela dit, précise François Taddei, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), le corpus de savoir de l’humanité est immense, et plus personne ne peut prétendre tout connaître, comme au temps de Diderot. » L’apprentissage scolastique, l’intelligence du « par coeur » n’ont plus cours. La question n’est donc plus de mémoriser le savoir, d’autant que « le savoir est disponible partout, tout le temps ».

Nuit-il à notre esprit critique ?

Quand il envisage la marée d’informations d’Internet qui, si elle était éditée, ne tiendrait pas tout entière dans une pile de livres allant de la Terre à Mars, François Taddei a l’oeil qui frise. « Il ne faut pas avoir peur. Notre esprit possède l’immense avantage de disposer de capacités critiques. Il sait trier. » Le chercheur estime qu’il faut écarter « les craintes anciennes, qui existaient déjà au XVIIe siècle, au moment de la révolution Gutenberg », quand l’on prédisait que la démocratisation des connaissances allait entraîner le déclin de l’Occident : « Si notre cerveau change, alors il change également pour le meilleur, car, avec ses chemins multiples, avec l’infinité des sources disponibles, le web nous entraîne à développer notre esprit critique, notre capacité à développer notre point de vue et à le confronter aux autres. » Et de résumer : « En un mot, Internet demande à notre cerveau de développer son adaptabilité. Les données changent, deviennent obsolètes et nécessitent des mises à jours régulières, une mise en doute permanente. Tout le contraire d’un outil qui rendrait idiot ! »

Influence-t-il nos décisions ?

« Il ne faut pas nous enfermer dans une vision passéiste d’un cerveau qui mimerait le fonctionnement d’un ordinateur : captage, acquisition, traitement des données, prévient le jeune chercheur Martial Mermillod. Avant de dire, comme Nicholas Carr, que nous ne pensons plus de la même façon qu’avant, encore faudrait-il savoir ce qu’est penser. » Le travail de la conscience n’est encore qu’un Saint-Graal pour tout bon chercheur en neuropsychologie. Et même celui de la mémoire reste un mystère. « Mais nous savons déjà que le cerveau n’est pas l’unique siège de la pensée : nous pensons avec notre corps entier », annonce Martial Mermillod. En effet, le cerveau n’est pas seul devant l’écran : « Il dialogue en permanence avec l’ensemble des organes, ce qui produit une animation cérébrale totale, complexe, d’où surgit la pensée », ajoute le chercheur.
La suite est plus étonnante encore : « Nous avons établi que pour “intégrer” une information, nous avons besoin de simuler, avec nos muscles, une expression de peur ou de colère. Se produisent alors des mouvements imperceptibles qui renvoient des signaux au cerveau, probablement déterminants dans nos processus de décision. » Cette théorie de l’embodiment (« incarnation ») marche également à l’inverse, lorsque cette simulation des expressions faciales ou corporelles est empêchée. Cela peut advenir quand nous subissons de trop fortes émotions : « Le cinéma ou la télévision nous montrent des images de visages en gros plan qui accaparent tout entier notre embodiment, notre corps et notre esprit, explique Martial Mermillod. Mais ce n’est pas le cas du web. Nous restons malgré tout des spectateurs actifs devant Internet, qui est, aussi, moins émotionnellement chargé, précise le chercheur. Il n’y a donc pas de raison que cet outil agisse particulièrement sur nos décisions. »

Crée-t-il une nouvelle intelligence ?

Internet vient nous bousculer dans nos certitudes. « Il faut redéfinir ce qu’est l’intelligence, suggère François Taddei. Jusqu’à présent, elle était définie, dans les tests de QI, par une suite de réponses à des questions fermées, qui se corrélaient entre elles. Cette forme de cohérence n’est plus pertinente. Il nous faut apprendre à vivre avec des informations instables, des réponses partielles, dans un monde mouvant. » Ce chercheur en génétique, fasciné par la capacité des bactéries à échanger de l’information et à coopérer, voit plutôt dans cet outil « une chance de combiner toutes nos intelligences ». Une avalanche de travaux montre sans conteste que l’on est plus intelligent à plusieurs : la dernière étude en date fait valoir qu’un groupe dominé par une ou deux personnes est moins capable d’aboutir à une solution que lorsque la distribution de l’expression se fait de façon plus égale.
Mettre toutes les observations un peu inquiétantes sur le compte d’une innovation technologique qui modifierait nos réseaux neuronaux est « une explication pratique, car elle nous enlève toute responsabilité sur nos comportements, conclut Michel Hautefeuille, spécialiste des “cyberaddictions”. Il y a une facilité à rendre le progrès coupable de maux que l’on ne cerne pas bien : quand le chemin de fer est apparu, certains disaient qu’il allait changer les cellules de notre corps… Aujourd’hui, Internet nous interroge sur de vieilles certitudes concernant le savoir, sa transmission, sa répartition, et, en effet, sur notre capacité de disponibilité au monde ». Ce qui peut être individuellement très déstabilisant.

Cerveau : une plasticité sous-estimée

Si la plasticité cérébrale, cette capacité d’adaptation et de changement de notre cerveau, est connue depuis un certain temps, elle a sans doute été largement sous-estimée. Des cogniticiens israéliens ont récemment mené une expérience avec quarante-sept adultes volontaires, qui ont accepté de vivre les yeux bandés, et de subir un programme intensif d’entraînement au braille. Au bout de cinq jours, les images IRM de leurs cerveaux révélaient que les zones de la vue entamaient déjà celles du toucher ! (Les résultats de cette étude ont été publiés en août dernier par le Beth Israel Deaconess Medical Center (BIDMC)).

SOS open space

Fini les bureaux fermés et isolés, la mode est à l’open space. Des bureaux ouverts censés fluidifier la communication dans les entreprises tout en rapprochant les salariés. Un paradis du travail ? Loin de là, à en croire les « open spacers », qui souffrent de plus en plus de cette organisation des bureaux.

De vastes plateaux ouverts, des bureaux alignés en rang d’oignons, des écrans d’ordinateurs à la vue de tous… Bienvenue en open space. Depuis dix ans, les petits bureaux fermés cèdent la place à ces grands espaces sans cloisons. Economie de place, meilleure circulation de l’information… La tendance est au bureau ouvert. Mais également à la polémique : si les salariés sont de plus en plus nombreux à y travailler, ils seraient également de plus en plus à mal le vivre. Selon un sondage du journal du Net datant de 2006, ils étaient 60% à déclarer le travail en open-space "plutôt gênant" voire "clairement insupportable".

Cool attitude

Pourtant, l’open space a d’abord été conçu comme un espace convivial, la proximité rendant la communication plus facile. Fini les bureaux fermés aux portes desquels les employés n’osaient pas frapper et les secrétaires qui empêchaient de s’en approcher : les chefs sont désormais au milieu de tous. L’ambiance est à la convivialité et le tutoiement souvent de mise, comme les pots ou les déjeuners entre collègues. Une atmosphère presque bon enfant où la hiérarchie semble moins apparente. En illusion. « Elle revient dans la disposition : les n+1 et les n+2 (les cadres supérieurs) ont le dos au mur tandis que les nouveaux sont placés au beau milieu du passage. Derrière cette ambiance cool, se cache une violence dans les relations au travail et un isolement de chacun sur son projet », constate Thomas Zuber, consultant et co-auteur de L’open space m’a tuer, (Editions Hachette Littérature).

Cocktail party

Toujours selon le sondage du Journal du Net, le bruit serait la principale nuisance dans les bureaux ouverts. Dans un open space, on voit et on entend beaucoup de choses. Trop parfois. Sonneries des téléphones fixes, des portables, rugissement de l’imprimante, « confcall » -ces conférences avec le haut parleur-, musique des uns, forts décibels des autres… Sans oublier ceux qui hèlent leur collègue situé à l’autre bout du plateau. Au final, le fameux cocktail party où chacun finit par parler de plus en plus fort. Une véritable cacophonie

Bruit et Big brother

Chargée de communication, Marion travaille en open space depuis un mois à peine : « C’est l’enfer ! Même avec des boules quies, il est vraiment difficile de se concentrer. On est obligé de supporter les coups de fils, les discussions, les rires des autres... Et toutes les deux minutes, quelqu’un vient te déranger. Parfois, je n’arrive plus à travailler tellement il y a de bruit.» Christophe est journaliste et secrétaire de rédaction dans un titre de presse jeune. Pour faire ses interviews, il peut s’isoler dans des cellules de 5 m2 environ. Entre deux parois en verre, une table ronde, deux sièges et un téléphone. Le plateau voisin semble vide : il n’en sort pas un bruit. En fait, vingt personnes s’affairent, munis de casques et de boules quies. Bel exemple de communication…
Big Brother
Dans sa rédaction, Christophe occupe un poste en plein milieu du passage. « Je n’ai aucune intimité dans mon activité du moment. En open space, tout le monde peut surveiller tout le monde. Que ce soit en regardant sa montre, l’écran de son voisin ou en tendant simplement l’oreille, il est extrêmement facile de fliquer les autres. » L’open space, version travail de Big Brother ? Il est vrai que le moindre appel, la moindre conversation peut être saisie par tous les membres du plateau. Chacun sachant bien qui surfe sur Internet, chatte sur Skype ou consulte son profil Facebook. Et que celui qui n’a jamais louché sur l’écran de son voisin jette la première pierre.

En open space, c’est comme ça : tout le monde voit et entend tout. « Le soir, c’est comme un bal de contorsionnistes : c’est à celui qui va oser partir en premier. Dès que l’un se décide, la vague de départs s’enclenche. Chacun développe une technique pour partir. On éprouve toujours le besoin de se justifier. Certains restent ainsi à surfer dans le vide jusqu’à 20 heures, craignant les réflexions. Dans l’open space, les gens s’autocontrôlent », commente Thomas Zuber. Le bureau ouvert ne serait-il en fait qu’un lieu d’enfermement que l’on n’ose pas quitter ?

Open stress

Collés les uns aux autres, obligés de porter des casques,surveillés… L’open space, une course au mètre carré faisant fi du bien-être des salariés ? Selon Denis Valode, cofondateur de l’agence d’architectes Valode et Pistre, il fait pourtant ses preuves : « Notre agence ne pourrait fonctionner autrement qu’en open space. Je ne suis pas seul dans mon bureau : j’ai besoin de communiquer avec mon associé, mon assistant… » Certains métiers seraient-ils alors plus adaptables que d’autres à une organisation en open space ? « Sans doute. Mais ce qui compte, c’est la manière dont ils sont faits. Les immenses plateaux sans possibilité de cloisonner sont inhumains. Dans un bon open space, tout est éclairé naturellement, et on a réfléchi à la correction acoustique intérieure, à des cloisonnements partiels, à des salles de réunion… Dans ces conditions, l’open space a de gros avantages. »
Même son de cloche chez Loïc, consultant. Il a travaillé un an en open space, en mission au sein de plusieurs sociétés. Dont une entreprise de construction automobile. « J’ai le souvenir d’un plateau spacieux, lumineux, pas trop grand avec des cloisonnements intelligents, des espaces de réunion et de pause fonctionnels et agréables. » A l’inverse, chez le concurrent, il se retrouve dans « un espace gigantesque, aux meubles et aux murs gris et au faux sol qui bougeait et résonnait à chaque pas. Plantes et photos familiales étaient interdites. A bout, certains ont fini par changer d’employeur. »

Kit de survie

Entassés dans des bureaux souvent pleins à craquer entre sept et dix heures par jour, les « open spacers » doivent faire preuve d’adaptation. De tolérance envers celle qui a toujours froid et qui ne veut pas ouvrir la fenêtre, ou celui qui ne supporte pas l’éclairage général au néon. Et surtout, s’approprier un petit coin de ce grand espace ouvert. Plantes, photos, affiches, fond d’écran, lampes, figurines… Chacun tente de se recréer une bulle personnelle. Emmanuel, journaliste, travaille en open space depuis quatre mois. « Un open space est ouvert à toutes les énergies. On est loin des principes Feng shui. L’agression vient de partout. Au début, j’ai eu l’impression d’être nu devant tout le monde, obligé de me cacher. Avec un casque ainsi qu’un portemanteau et une armoire pour fermer mon bureau, j’en ai fait ma chambre. »
Pour ceux qui n’auraient pas de portemanteau, un américain commercialise un kit de survie spécial open space. Tout y est, des boules quies, au panneau « Come back later », en passant par les pinces à linge pour se protéger des odeurs et le rétroviseur pour voir qui vient derrière soi. Mais surtout, l’open space reste un mode de travail, de vie dont les règles restent à fixer. En bonne intelligence.

Textos, mails : nos nouveaux actes manqués

Un texto ambigu à cause d’une faute de frappe, un mail envoyé à un mauvais destinataire… En nous incitant à pianoter frénétiquement sur nos claviers, les nouvelles technologies nous poussent aux lapsus et autres actes manqués. Décryptage de nos dérapages, pas si virtuels que ça.
Après un mois de dure séparation, mon homme est enfin de retour à Paris. Je lui envoie un texto : “Je t’attends, viens vite.” Trente minutes plus tard, mon ex sonne à la porte, je m’étais trompé de numéro… », raconte Claire, 38 ans. Censées faciliter nos communications, les nouvelles technologies peuvent aussi nous trahir en nous incitant à agir dans l’instant, sans forcément prendre le temps de la réflexion ni celui de la relecture. Conséquence, nous multiplions lapsus et autres actes manqués. Mails, textos, messageries instantanées…, ce pianotage frénétique qui accompagne chaque moment de notre vie a quelque chose de pulsionnel, qui favorise la perte de contrôle, la connexion quasi directe à notre inconscient.
« Avec les relations virtuelles, c’est comme si toutes les barrières étaient abolies : celles de la distance, du corps, mais aussi nos défenses coutumières, qui tombent plus facilement, commente la psychanalyste Virginie Megglé, auteure, entre autres, de La Projection, à chacun son film (Eyrolles, 2009). Nous ne passons même plus par l’intermédiaire d’un stylo, nous nous libérons des règles de l’orthographe… L’immédiateté du contact favorise une impression de facilité et encourage à la précipitation du geste. Nous éprouvons, de manière générale, un sentiment de libération qui rappelle un peu la toute puissance infantile. » Les communications virtuelles ont ainsi un côté magique, désinhibant, comme si nous pouvions tout dire impunément. L’autre n’est pas en face de nous pour nous aider à ajuster notre discours, à le rectifier au besoin : nous nous laissons emporter par notre imagination, nos fantasmes, et dérapons plus facilement.

Des désirs cachés

À l’image de Claire, qui pense encore à son ancien petit ami, ou de cette jeune fille amoureuse qui, dans sa hâte d’accepter le rendez-vous tant espéré, écrit « à très bite » au lieu d’« à très vite », ces ratages involontaires nous mettent dans l’embarras. Contrairement aux rêves, qui restent du domaine de notre intimité, les actes manqués par écrit dévoilent, aux yeux de tous, nos désirs les plus secrets. « Ce qu’ils offrent, de manière fulgurante, c’est la nudité de la vie inconsciente, note Françoise Juranville, ex-professeure de psychanalyse et auteure des Caprices de l’inconscient (Larousse, 2009). S’ils sont redoutables et redoutés, c’est parce qu’ils sont crus, indécents. Retours du refoulé, ils manquent au devoir de réserve, exhibent ce que l’on s’échine plus ou moins à son insu à (se) cacher. »

Une vengeance inconsciente


Lapsus et actes manqués technologiques mettent aussi à jour nos pulsions agressives : lorsque nous médisons d’un ami par e-mail et le lui envoyons « par erreur », lorsque nous raccrochons mal notre téléphone et exprimons à voix haute l’énervement que nous inspire notre interlocuteur… Ils ouvrent la porte à nos vengeances inconscientes, levant une censure nécessaire à la vie sociale ou amoureuse, mais parfois trop pesante. « Une patiente avait envoyé “sans le faire exprès” un mail de reproches destiné à son mari à l’adresse professionnelle du groupe où il travaillait, faisant ainsi savoir à ses collègues tout le mal qu’elle pensait de lui », se souvient la psychanalyste Hélène Bonnaud. Ces formations de l’inconscient surgissent souvent dans des moments de trouble, lorsque nous sommes débordés par nos affects. « Plus l’enjeu est important pour le sujet, plus lapsus et actes manqués risquent de se manifester de façon inopinée, poursuit la psychanalyste. Plus nous cherchons à nous contrôler, plus l’inconscient se dévoile. » C’est pourquoi ces ratés s’invitent souvent dans les mails professionnels, polluant de façon gênante ou comique des situations où nous avons à coeur de nous montrer les plus irréprochables possible.

Un acte réussi

Comme le disait Freud, « derrière tout acte manqué, il y a un acte réussi » (InPsychopathologie de la vie quotidienne de Sigmund Freud (Payot, “Petite bibliothèque”, 2009). Ces symptômes amplifiés par les technologies modernes peuvent aussi nous aider à vivre davantage en accord avec nous-mêmes : ils révèlent malgré nous une vérité cachée. Comme ce mari infidèle qui « oublie » d’effacer les textos de sa maîtresse, comme cette jeune femme qui « avoue » à son père qu’elle en aime un autre en lui envoyant par erreur le message destiné à son nouvel amant… Ils viennent régler – de manière parfois brutale et dévastatrice – nos sentiments de culpabilité plus ou moins conscients, notre besoin d’être acceptés tels que nous sommes. « Cela fait penser à ces jeunes filles “parfaites” que leurs parents découvrent, ahuris, sur des photos de soirées alcoolisées qu’elles mettent en ligne sur Facebook, remarque Virginie Megglé. Peut-être est-ce, pour elles, une façon de sortir de cette image idéale trop lourde à porter, de dire à leurs parents qu’elles ne peuvent pas toujours être dans la perfection. » En incitant à l’exposition de soi, les réseaux sociaux multiplient les risques de dérapage, les révélations intempestives…

Des messages à soi-même

Nous nous inquiétons souvent de l’effet que nos actes manqués auront sur les autres, de l’image qu’ils donneront de nous. Or, c’est aussi à nous-mêmes qu’ils cherchent à dire quelque chose. « Moi qui fais attention à ma parole, à la façon dont j’écris, j’avais envoyé à une journaliste un mail inachevé, témoigne Virginie Megglé. On y voyait tout l’historique de ma réflexion, mes copier-coller, mes hésitations… Elle ne s’en est pas rendu compte, mais moi, sur le moment, j’ai eu honte comme une petite fille. Cela m’a renvoyée à ma vulnérabilité, à ma peur, encore aujourd’hui, de ne pas être tout à fait à la hauteur… »
La façon dont nous interprétons les lapsus de nos interlocuteurs peut aussi nous en apprendre sur nos propres projections, sur nos angoisses : « Lorsque mon patron écorche mon prénom et m’appelle “Ane” dans un mail, je le prends mal, sourit Anne, 34 ans, alors que de la part de n’importe qui d’autre, je me dis que c’est une simple erreur de frappe… » « Comme disait Lacan, la vérité se “midit”, à condition que l’on ait le désir de la déchiffrer, rappelle Hélène Bonnaud. L’inconscient n’existe qu’à partir du moment où vous voulez en savoir quelque chose, il ne parle qu’à ceux qui “le veulent bien”. » Alors que nous voudrions croire et faire croire à une réalité apparente, lapsus et actes manqués nous incitent à accepter cette autre réalité beaucoup plus invisible qui nous travaille. Et qui fait aussi notre richesse.

Que faire ensuite ?

Éviter de culpabiliser. Nos actes manqués peuvent être blessants, mais « s’excuser, c’est un peu avouer que l’on se sent pris en faute, alors qu’il n’y a peut-être aucune raison de se sentir coupable, observe la psychanalyste Virginie Megglé. Au fond, on est parfois soulagé d’être sorti du non-dit, d’avoir enfin dit la vérité ».
Laisser passer du temps. « Mieux vaut prendre le temps de considérer ce que cet acte manqué signifie avant, éventuellement, de s’en reparler plus tard, dans le calme, poursuit la psychanalyste. D’autant que cette vérité assénée à notre interlocuteur lui permet parfois d’évoluer, de se remettre en question. »
En rire. Lorsque l’on se sent gêné, ridicule, l’humour est sans doute le meilleur antidote pour prendre du recul et dédramatiser.

jeudi 10 juillet 2014

J'ai peur d'aller chez le médecin

Boule au ventre, sueurs froides, nœud dans la gorge. Chez certains, ces symptômes sont déclenchés par la perspective d’une prochaine visite médicale. Et le passage dans la salle d’attente les rend (encore plus) malades...

Julia, 40 ans, énumère : « Diafoirus, Knock, les jumeaux gynécos du film Faux-semblants de David Cronenberg... Franchement, je ne suis pas la seule à qui les médecins font peur. » On pourrait répliquer à cette enseignante que la littérature a également donné l’empathique docteur Sachs, et la fiction télévisée, le rassurant pédiatre Doug Ross (George Clooney dans Urgences). Rien n’y fait. « Je ne vais chez le médecin que si mon conjoint m’y pousse. Et la veille du rendez-vous, je dors mal, m’imaginant toutes les pathologies qu’il va pouvoir me trouver... » 

Pourquoi ?

J’ai peur de ce que mon corps a à me dire
Psychologue clinicien, Alexandre Manoukian revient sur le point souligné par Julia. « La consultation médicale constitue un bouleversement dans le quotidien, note-t-il. D’ailleurs, toute pathologie constitue un moment de rupture. Elle peut être momentanée ou, si elle est plus grave, constituer une vraie cassure dans l’existence. » La consultation nous oblige à regarder en face ce que l’on aimerait peut- être mieux ne pas voir. « En nous coexistent un corps ressentant, un corps pensant et un corps désirant, rappelle Alexandre Manoukian. Tous trois ne font pas toujours bon ménage. La visite médicale constitue le temps où le ressentant et le désirant se rejoignent. » En effet, nos symptômes peuvent nous renseigner sur des zones d’ombre que nous préférerions occulter. Ce mal de dos me parle-t-il vraiment d’un déménagement trop sportif ou d’une situation de « ras-le-bol » généralisé ?
J’ai l’impression de régresser
Avec sa blouse blanche et ses diplômes au mur, le médecin est celui qui sait. Et nous voici face à lui avec nos symptômes... et notre ignorance. « Le savoir médicalisé peut être vécu comme rassurant, mais aussi comme terrifiant », estime Alexandre Manoukian. Le patient subit une double vexation narcissique : « Non seulement mon corps me trahit mais, en plus, la pensée du médecin m’échappe. » Au mieux, nous éprouvons le sentiment de retrouver un maître d’école qui a, sur nous, une autorité intellectuelle mais aussi morale « Il ne faut pas fumer », « Il faut manger moins ». Au pire, nous redevenons enfants face à un parent. « Je remets mon corps et mon esprit dans les mains d’autrui, relève Marie-José de Aguiar, gestalt-thérapeute. Comme le bébé qui pense que sa maman sait ce dont il a besoin. »
Mes symptômes font partie de moi
« Mon » cholestérol. « Mes » rhumatismes. « Le symptôme est la chose à laquelle nous tenons le plus », souligne Alexandre Manoukian. Il est une manière de nous définir, mais aussi de nous « regrouper ». Quel migraineux ne s’est jamais réjoui d’en trouver un autre pour disserter sur leur mal commun ? Trouver un remède à notre souffrance serait comme nous amputer d’une partie de nous-mêmes. D’autant que ces symptômes nous permettent d’attirer l’attention de l’autre. « Dans leur jeune âge, certains n’avaient de contact physique avec leurs parents que lorsqu’ils étaient malades, rappelle Marie-José de Aguiar. Une main sur le front est une marque d’fection dont ils se rappellent. » « Traîner » ses bobos serait ainsi une façon de réactiver cette demande de tendresse dont l’enfant en nous n’est pas rassasié. 

Que faire

Choisir son spécialiste
On peut consulter un médecin par fidélité familiale ou par proximité géographique. Mais, pour endiguer cette angoisse de la blouse blanche, cela peut valoir le coup de changer de praticien. Listez ce que vous attendez de lui. Préférez-vous un homme ou une femme ? Un caractère empathique ou plus distant ? Discutez-en avec vos proches afin de trouver celui qui s’accorde le plus avec vos aspirations. Arriver en confiance, c’est déjà avoir fait la moitié du chemin.
Préparer la visite
Une fois dans le cabinet, vous perdez tous vos moyens ? « Vous pouvez préparer la visite comme vous le feriez pour un entretien professionnel », préconise Alexandre Manoukian, psychologue clinicien. Anticipez les questions que vous voulez poser, pour ne pas sortir frustré. Et notez ce que le médecin vous dit afin que l’anxiété ne vous fasse pas perdre la moitié des informations en route.
Dialoguer avec lui
« Je travaille souvent avec des médecins, explique la gestalt-thérapeute Marie-José de Aguiar, et eux-mêmes sont rassurés quand le patient est un peu plus actif. » Certes, le praticien a des diplômes et de l’expérience. Néanmoins, votre ressenti l’aidera à établir un diagnostic et à calmer vos inquiétudes. N’hésitez pas non plus à sortir du champ purement médical. « Corps et mental sont intimement liés », rappelle Marie-José de Aguiar. Ne vous interdisez pas d’évoquer vos problèmes personnels ou professionnels. Le médecin saura vous orienter. 

Témoignage

Alice, 33 ans, chef de projet
« J’ai longtemps détesté aller chez le médecin. Légèrement boulotte, j’étais sûre de me faire enguirlander sur mon poids. J’avais aussi une certaine prédilection pour la politique de l’autruche : si j’avais une maladie grave, je préférais le savoir le plus tard possible. Après un déménagement, je suis allée chez une généraliste avec qui j’ai tout de suite accroché. Elle-même est plutôt rondouillette et elle dédramatise comme personne, tout en étant pédagogue. Elle garde ses patients au moins vingt minutes. Avec elle, je me sens écoutée et respectée. Jamais jugée. » 

Blocage : la frigidité, c’est rare

Si la frigidité signe l’absence de désir et de sensualité, l’anorgasmie, plus fréquente, se limite à un blocage de l’extase. Nuance d’importance.

A 28 ans, j’éprouvais une satisfaction certaine avec mes partenaires, mais je n’avais jamais connu l’orgasme, se souvient Lucia. Je ne m’en plaignais pas, convaincue que ma mère était pareille. Or un jour, alors que nous parlions des rapports homme-femme, à mon grand étonnement, elle a eu ces mots : “Si un homme reste assez longtemps à l’intérieur, forcément le plaisir vient.” Cette phrase a provoqué un déclic, une sorte de libération. "
Si pour les hommes, l’explosion orgastique est une donnée naturelle, rien de semblable chez les femmes. Le vagin, contrairement au pénis, est peu sensible. "C’est essentiellement le contexte émotionnel qui déclenche le plaisir : l’idée d’être désirée, pénétrée par un homme aimé, observe Françoise Goupil-Rousseau, gynécologue et psychothérapeute. Et, à la vérité, avant la jouissance, les femmes orgasmiques ne ressentent pas plus de plaisir physique que celles qui n’y parviennent pas. Pour toutes, durant le coït, les voies de la sensibilité remontent jusqu’au cortex cérébral. Mais certaines auront un orgasme et d’autres non. On ne sait pas très bien pourquoi."

Une privation inconsciente

Chez les très jeunes femmes, l’anorgasmie vaginale est la norme. Si celle-ci perdure à la maturité, les spécialistes se refusent à la considérer comme une pathologie, sauf dans des cas extrêmes où l’acmé du plaisir ne peut jamais être atteint, même au moyen de la masturbation. Alors seulement, on parle de frigidité qui, à l’inverse de l’anorgasmie, se caractérise par une inhibition du désir et concerne la vie sexuelle dans sa globalité. Le plus souvent, il s’agit d’une privation inconsciente – la personne s’interdit de désirer, de ressentir – liée à la culpabilité ou à une honte transmise par l’éducation.
En fait, pour toute femme, l’accès à la petite mort reste toujours très fragile. Un événement déprimant ou entamant l’estime de soi – séparation, deuil, licenciement, découverte de l’infidélité du partenaire, notamment – est susceptible de provoquer une anorgasmie transitoire. C’est le cas également lorsqu’un malaise surgit dans le couple, et que la femme, malheureuse, ne parvient pas à exprimer sa souffrance avec des mots. « Si la situation perdure, l’anorgasmie peut être utilisée par l’inconscient féminin comme une vengeance contre le responsable supposé de la situation », affirme la psychanalyste Catherine Muller. Frustrée dans sa vie, la femme punit l’homme dans sa sexualité pour qu’il le soit lui aussi.

Le poids de l’enfance

Lorsqu’elle est permanente, et sans motif apparent, « l’anorgasmie doit être décryptée comme un symptôme renvoyant à une problématique individuelle inconsciente », déclare la psychanalyste Janine Revel. Pour l’une, elle exprimera le désir enfoui de ressembler à une mère « virginale » idéalisée, pour l’autre, elle résultera d’une fidélité inconsciente à son père. « Je rencontrais toujours des hommes ayant des problèmes sexuels et avec lesquels je n’arrivais jamais à l’orgasme, explique Aude. Jusqu’à ce que ma mère m’avoue que, depuis mes jeunes années, l’abus d’alcool avait rendu mon père impuissant ! »
Souvent aussi, l’anorgasmie est la conséquence d’un rapport exécrable à son propre corps remontant à l’enfance. « Je me suis toujours vue froide, pas aimable, raconte Sonia. J’étais complexée par rapport à ma jeune sœur, la préférée de mon père, que l’on disait plus jolie, plus féminine que moi. Très tôt, avant l’adolescence, je me suis sentie désincarnée. Aujourd’hui, je ne me maquille jamais et je ne vois aucun intérêt à m’habiller. Au lit avec un homme, je me sens en trop, pas à ma place, je suis glaciale. » Est-ce un hasard ? Sonia travaille dans la congélation !
Dans certains cas rares, une femme peut être bloquée physiquement et émotionnellement au point de « passer à côté » de l’orgasme. Son corps jouit sans qu’elle éprouve la moindre sensation de plénitude, comme certaines personnes sont incapables de ressentir la faim, la soif ou le froid. Selon Janine Revel, ce phénomène résulte d’une éducation trop dirigiste, qui n’a pas permis à la personne de s’approprier réellement son corps.

Le refus d’être un réceptacle

Toutes les femmes réfractaires à l’orgasme ne sont pas encombrées par leur enveloppe charnelle ; certaines dégagent même une sensualité torride. Toutefois, elles ont en commun de refuser, plus ou moins consciemment, d’assumer dans la relation sexuelle une position féminine qui consiste à être le réceptacle de l’homme, à se faire « gaine » pour l’accueillir. « Longtemps j’ai eu l’impression qu’avoir un orgasme me ferait tomber dans un statut de “chose” de l’homme, raconte Noëlle. Je ressentais du bien-être mais je préférais rester “moi”, garder mon self-control, être spectatrice du plaisir de l’autre. »
« De nombreuses femmes supportent plutôt bien l’absence d’orgasme, constate Janine Revel. Selon Lacan, ce phénomène tient au fait que le plaisir féminin ne se limite pas à une jouissance d’organe comme chez l’homme, qui jouit de son pénis. Elles ont, de surcroît, accès à un autre type de satisfaction, propre à la sexuation féminine et qui englobe l’intégralité de leur être. » « Cette jouissance-là n’est pas commandée par le phallus, écrit la psychanalyste Catherine Lazarus-Matet, dans L’Autre Sexe. Elle peut être provoquée par l’attente amoureuse, l’élan passionné, davantage que par l’acte sexuel. D’ailleurs pour de nombreuses femmes, il est plus excitant de s’abandonner à la passion absolue que de s’abandonner physiquement et psychiquement dans la relation sexuelle. » Il ne s’agit pas d’une peur de la sexualité, mais plutôt d’une recherche d’absolu, d’amour idéal, que le sexe ne saurait combler entièrement.

Un plus culturel

« Une femme sur deux atteint l’orgasme lors d’un rapport sexuel complet », affirme Jacques Waynberg, psychothérapeute et sexologue, expliquant ces chiffres par notre héritage biologique. « Le génome humain ne diffère de celui du singe que de 1 %. Tout comme la sexualité animale, celle des humains a d’abord un but reproductif. Ainsi, si l’éjaculation, pourvoyeuse de spermatozoïdes, est nécessaire, l’orgasme féminin, lui, ne l’est pas. C’est un plus culturel, lié à l’invention de l’érotisme. »
Une femme qui ne jouit pas n’est donc pas anormale : elle manque seulement d’expérience. « Pour y arriver, il lui faut acquérir une idée plus précise de son schéma corporel, par la masturbation par exemple, ajoute Jacques Waynberg. Et se laisser aller à ses fantasmes, qui activent le désir.
Passer du bien-être sexuel à l’orgasme s’apprend, comme on apprend à chanter en travaillant sa voix. » « S’imaginer qu’il “faut” impérativement avoir des orgasmes est la meilleure façon de provoquer un blocage en profondeur, doublé d’une bonne déprime, affirme Janine Revel. Si la situation est cause de souffrance, il faut s’interroger sur ce qui cloche. Et travailler sur soi avec un thérapeute. » « Quand l’anorgasmie résulte d’une mauvaise communication dans le couple, il est nécessaire de la rétablir à deux », considère Catherine Muller. En consultant des livres, en assistant à des conférences et, surtout, en se parlant franchement. Mais, avant tout, « il faut accepter l’idée que l’orgasme n’a rien d’automatique, affirme la journaliste américaine Tracey Cox dans Hot Sex (Marabout). Vous ne risquez donc pas d’en avoir quand vous faites votre repassage !

L’imprenable forteresse

Deux troubles physiques peuvent empêcher les femmes d’éprouver l’orgasme vaginal.
• Le vaginisme se traduit par un resserrement des muscles de l’entrée du vagin, qui le transforme en forteresse imprenable. « En l’absence de malformation physique, les causes du vaginisme sont la peur de l’homme perçu comme dangereux, l’angoisse de la pénétration qui risque de faire saigner, les tabous intégrés dans l’enfance », explique Françoise Goupil-Rousseau, gynécologue et psychothérapeute. Pour en guérir, les thérapies comportementales marchent très bien, surtout si le partenaire participe en assumant le rôle d’un cothérapeute apaisant et patient. Curieusement, « les femmes vaginiques se révèlent généralement orgasmiques ».
• La dyspareunie se manifeste par des douleurs durant le coït. « Très souvent, elle résulte d’un léger vaginisme qui incite la femme à trop contracter ses muscles vaginaux. » C’est trop serré, donc ça fait mal ! En fait, la femme dyspareunique perçoit comme désagréables et angoissantes les sensations physiques du coït, ressenties comme plaisantes par les autres. « On soigne la dyspareunie par des méthodes de relaxation, en rassurant la personne, en lui conseillant d’utiliser des lubrifiants, en s’efforçant d’améliorer la communication dans le couple. »

Rencontre : les pièges du coup de foudre

Une brûlure intense, une merveilleuse douleur… Le " bonheur à l’état pur " peut frapper n’importe qui, n’importe quand, et souvent ceux qui s’y attendent le moins. Son principal danger : faire croire encore plus fort en l’illusion de l’accord parfait.

Quand Pierre a croisé Sylvie, ni lui ni elle ne cherchait l’amour. Du moins en étaient-ils persuadés. Il venait d’aménager son loft et comptait profiter de sa somptueuse garçonnière ; elle s’apprêtait à partir étudier en Californie pour trois ans. Ce soir-là, elle organisait une fête pour son départ. Il débarqua chez elle au bras d’une vague conquête, le choc ! " L’attirance que j’ai éprouvée pour Sylvie était si violente que j’en ai eu peur, se souvient Pierre. Je ne voulais pas y croire, je me mentais à moi-même parce que ce coup de foudre dérangeait ma tranquillité ! J’ai quitté la soirée, persuadé d’en rester là, mais le lendemain matin sa présence me manquait déjà. Je l’ai appelée. " Même révélation chez Sylvie : " Dès que j’ai aperçu Pierre, j’ai été hypnotisée. J’ai su que mon destin se jouait en cet instant précis, qu’il était la mystérieuse pièce du puzzle qui manquait à mon bonheur. Quand il m’a téléphoné, j’ai pris la décision totalement folle d’annuler mon départ. Je ne l’ai jamais regrettée. "
Des coups de foudre, il en existe des milliers. Tous racontent la même chose. Une rencontre soudaine et violente qui projette les amoureux sur une autre planète où émotions, sensations et désir sont à leur paroxysme. En quoi ce type de rencontre est-il différent des autres ? Peut-il déboucher sur une relation durable ? Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé, sociologues, Alain Delourme, docteur en psychologie, et Elsa Cayat, médecin psychiatre et psychanalyste, nous invitent à en comprendre les mécanismes pour mieux en déjouer les pièges.

Il ou elle est déifié(e)

Le coup de foudre est un amour d’emblée entier qui remet en cause l’existence même des êtres qu’il frappe. Comme envoûtés, ils ne suivent plus les étapes normales du processus d’intimisation et de la connaissance de l’autre, propres à la naissance classique d’une relation.
L’effet de surprise court-circuite la réflexion et sidère la pensée. " C’est comme un choc physique, raconte Séverine. Un coup sur la tête qui change les couleurs, les formes. On ne contrôle plus rien, on est propulsé sur orbite sans cesser de tourner. " En un instant, les amoureux se sentent seuls au monde, sans repères. Une brûlure intense – une merveilleuse douleur – les consume. " Love at first sight ", disent les Anglo-Saxons : " l’amour au premier regard ", le bonheur à l’état pur. " C’est un mélange d’aspects fascinants et effrayants, une mise en magie du destin, un brusque condensé des rapports de la vie et de la mort ", comme le définissent Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé. Cet élan fusionnel repose sur un ensemble de désirs satisfaits simultanément : complicité, humour, sensualité, sexualité.
D’où une " complétude " absolue. " C’est aussi un choc “spéculaire” ", précise Alain Delourme. C’est-à-dire qu’inconsciemment chacun des partenaires croit se trouver en relation avec un autre lui-même, un jumeau, une image idéale de lui. Mais le coup de foudre n’est pas qu’un tête-à-tête narcissique, c’est aussi une rencontre paroxystique pendant laquelle " l’autre nous touche car, soudainement, il nous apporte ce qui nous manque. Et comme nous n’en avons pas conscience, cet autre est déifié ", souligne Elsa Cayat.

Ça n’arrive pas qu’aux autres

Personne n’est à l’abri. La foudre peut frapper n’importe qui, n’importe quand. Et, le plus souvent, elle tombe sur ceux qui s’y attendent le moins. Ils en sont si surpris qu’ils subissent de plein fouet ce qu’ils croient être " le " grand amour. Penser que ça n’arrive qu’aux autres est une erreur qui peut coûter très cher. Pris dans une déferlante amoureuse, certains sont prêts à tout lâcher sur un coup de tête, quitter mari ou femme, enfants, travail. S’y attendre incite à plus de prudence, à mieux comprendre qu’il peut s’agir d’une crise, sans prendre immédiatement des décisions radicales.
Il n’existe pas de prédispositions au coup de foudre. Mais il est vrai, toutefois, que certaines personnes s’engouffrent volontiers dans des conduites adolescentes avec, pour modèles, des personnages de contes de fées. Elles croient que le véritable amour doit fatalement commencer par cet envoûtement immédiat, puis croître dans une parfaite harmonie sexuelle et mentale, pour disparaître à la première déception. Une illusion que médias et cinéma favorisent en exposant sans cesse des amours de starlettes aussi brèves que fréquentes. L’amour en reste à ses débuts romantiques faits d’attirances sensuelles et de satisfactions narcissiques.

Le danger de la réciprocité imaginaire

Ce " miracle de l’amour ", ce rêve d’accord parfait, n’est pas seulement la naissance d’un lien, c’est aussi celle d’une aliénation. La confrontation irrémédiable avec la réalité n’en sera que plus brutale. Car toute rencontre amoureuse connaît l’étape nécessaire et douloureuse de la fin de la " lune de miel ". Mais, dans le coup de foudre, la prise de conscience de l’illusion est particulièrement difficile. En effet, ne sommes-nous pas persuadés qu’il s’agit d’un amour sacré, béni des dieux, reposant sur des bases solides car signe d’un destin infaillible ?
Attention ! Le piège de l’illusion peut conduire dans un autre piège, celui de la réciprocité imaginaire. En effet, dans bien des cas, cet attachement vertigineux n’est pas partagé. " S’accrocher désespérément à un être qui n’éprouve pas les mêmes sentiments peut conduire à l’érotomanie, cette forme de psychose passionnelle fondée sur l’illusion délirante d’être aimé ", prévient Elsa Cayat. Par ailleurs, avec cette perception d’amour total et absolu, les attaches du passé semblent fades et sans valeurs. Aussi, quand disparaît l’illusion du coup du foudre, les amoureux déçus ont-ils le sentiment d’avoir raté leur vie. Cependant, que cette rencontre se solde par une rupture rapide n’est pas nécessairement plus douloureux que dans d’autres relations. Plus fulgurante, la passion n’a pas avancé dans la maturité de l’amour, le partage du quotidien avec un projet de vie commun. Ne résistant pas à la vie " ordinaire " de " gens ordinaires ", le feu s’éteint aussi vite qu’il s’est allumé.

Une seconde rencontre s’impose

" Le coup de foudre induit forcément une crise, mais celle-ci n’est pas toujours fatale, reconnaît Alain Delourme. D’ailleurs, beaucoup de belles et longues histoires d’amour commencent ainsi. Leur continuité tient au fait qu’elles se sont accompagnées d’un travail de distanciation nécessaire à toute rencontre, encore plus lorsqu’il s’agit d’un coup de foudre. " L’image du partenaire ayant été surinvestie, il faut être capable d’entrer en relation avec la vraie personne : c’est-à-dire avec quelqu’un d’autre. Alors seulement, une vie de couple peut commencer. Mais à condition que chacun prenne en charge sa propre problématique : pourquoi ce coup de foudre a-t-il eu lieu ? Pourquoi l’autre prend-il tant de place ? Des questions valables d’ailleurs pour n’importe quelle rencontre amoureuse. Inconsciemment, la personne que nous aimons a été placée en position d’objet que l’on a peur de perdre. " Mais, dans le coup de foudre, cette peur prend aussi – paradoxalement – la forme d’un désir car un amour si fort est trop lourd à porter ", observe Elsa Cayat. Prochaine étape donc : une seconde rencontre du même partenaire.

Les rabbins marieurs reprennent du service

Retour de l’orthodoxie aidant, plutôt que d’attendre un hypothétique coup de foudre, de plus en plus de jeunes juifs religieux passent par leur rabbin pour trouver l’âme sœur. Leur règle de vie interdisant tout rapport de séduction, ils préfèrent renouer avec cette tradition ancestrale quelque peu oubliée par leurs parents. La procédure ne laisse aucune place au hasard : le rabbin propose des rencontres arrangées en tenant compte des envies et affinités de chacun, mais aussi du niveau social et intellectuel des familles.
Dans un endroit public, cinq rencontres de cinq heures chacunes sont alors organisées entre les deux partis. Le refus est toujours possible, mais la plupart des couples ainsi formés ne tardent pas à échanger leurs engagements. " Mon fils a refusé deux jeunes femmes, la troisième a été la bonne, explique Annie Ammar. Mariés trois mois après leur première rencontre, ils forment un couple exemplaire. Très amoureux, ils ont trois enfants et nos rapports avec la belle-famille sont exceptionnels. " Un conte de fées… ou presque.

mercredi 9 juillet 2014

Couple : nous partons en vacances séparément

Ils sont en couple, mais ils s’offrent chaque année au moins une semaine de vacances sans leur partenaire. Pourquoi ce besoin de s’évader séparément ? Eléments de réponse avec des adeptes de vacances en solo.

Cette semaine de vacances, Linda, la cinquantaine, l’attend chaque année avec impatience. Huit jours durant lesquels elle part seule, laissant derrière elle ses cinq enfants, et surtout son conjoint, dont elle partage la vie depuis plus de trente ans. Au programme : « quelques jours en thalassothérapie, une visite au musée ou à une parente éloignée. Les activités qui me font plaisir », résume-t-elle.
Des vacances en solo qui n’ont pas manqué de susciter l’étonnement de son entourage. « Autour de moi, certains ont même supposé que nous avions des problèmes de couple ! Alors que cette période nous permet juste de réfléchir à nous. L’an dernier, mon conjoint a fait de même et il a été étonné du bien que cela lui avait fait. Nous avons d’autant plus apprécié nos retrouvailles. » À l’instar de Linda et de son compagnon, nombreux sont les couples qui décident de partir en vacances séparément. Quelques jours, une semaine, voire plus… Une bonne occasion de rompre la routine conjugale et de se retrouver en tête-à-tête… avec soi-même.

Sortir de la routine

Dès que l’opportunité s’offre à lui, Sébastien, 30 ans, en couple depuis deux ans avec Florence, en profite pour s’octroyer une semaine de vacances entre amis. « Cela fait du bien de se retrouver entre hommes, et de rompre le train-train quotidien de la vie à deux », explique-t-il. Dans son cas, avec un séjour bien plus sportif et festif que ceux qu’il peut passer en compagnie de Florence.
Vacances culturelles, sportives, ou placées sous l’égide du farniente… A chacun ses aspirations, qui ne sont pas forcément les mêmes pour les deux partenaires, d’où l’avantage des vacances séparées. Mais celles-ci répondent aussi à un besoin plus profond, comme l’analyse Sylvie Tenenbaum, psychothérapeute. « Quand on vit à deux, on a tendance à s’oublier, à se perdre un peu. Il faut savoir s’adapter ; on est soumis à des pressions, même si le couple marche bien. Et comme l’autre ne peut de toute façon pas tout nous apporter, certaines envies ne sont pas satisfaites. Alors il est bon, pendant une semaine, de ne plus avoir de contraintes… ». Sortant de ses habitudes, le couple se retrouve ainsi un peu comme à ses débuts : retour à la communication par téléphone, mail, et pourquoi pas par lettre. Absent, l’autre nous manque, et nous ne le désirons que davantage…

Se ressourcer

Pause bénéfique pour le couple, ces vacances loin de l’être aimé le sont également pour soi-même. A 46 ans, Jane est une adepte des vacances en solo. Mariée depuis quinze ans, elle part seule la moitié du temps. « Entre mon mari et moi, c’est fusionnel. Mais quand je pars en vacances, je dois me couper de mon pays, de mon travail, mais aussi de lui. J’en ai besoin pour me reposer, me ressourcer. » Chose que son mari a eu du mal à accepter. « Cela lui a pris des années pour comprendre que je ne cherchais pas à m’enfuir, que ce n’était pas contre lui. »
Selon des croyances bien établies, les vacances riment en effet avec les retrouvailles du couple. Le moment de partager des instants privilégiés, de découvrir de nouveaux endroits, de se détendre, de lâcher prise… Le tout, à deux. Mais pour Sylvie Tenenbaum, les séparations sont nécessaires, que cela soit le temps de vacances ou d’un simple week-end. « C’est un bol d’oxygène indispensable, observe la psychothérapeute. Ce qui ne veut pas dire que la vie de couple soit étouffante, mais que se retrouver seul(e) permet de se lâcher et de profiter de soi, ce que l’on oublie souvent de faire en couple. Au final, c’est se retrouver soi pour ensuite apprécier davantage d’être à deux ».

Retrouver son autonomie

Mais pour certains, partir séparément est tout bonnement inenvisageable. Un manque de confiance en eux à l’idée que l’autre puisse peut-être rencontrer quelqu’un de mieux ? Un manque de confiance en l’autre ? « C’est dommage, avance Sylvie Tenenbaum. Dans un couple, chacun a besoin de s’aimer soi-même, de se connaître et d’exister autrement qu’à travers son partenaire. ».
Un avis partagé par Sarah, 23 ans, en couple depuis six ans. Cet été, elle partira deux semaines avec l’une de ses amies aux Baléares, tandis que son compagnon fera un tour d’Europe entre amis. « Ces couples oublient le ‘Je’ et ne sont que dans le ‘Nous’. En partant sans mon homme, je me sens plus indépendante. Je ne repose plus sur personne, je n’ai plus de comptes à rendre. Je prends plus d’initiatives aussi ». Les vacances séparées, un moyen de prendre de la distance -au sens propre comme au figuré, et de retrouver son autonomie ? Et surtout, un rappel essentiel que l’on peut vivre sans l’autre. Car, comme conclut Sylvie Tenenbaum, « on ne l’aime pas parce que l’on en a besoin. Mais on en a besoin parce qu’on l’aime. »

Témoignage

Véronique, 29 ans, en couple depuis sept ans.
« Voilà sept ans que je file un amour presque parfait avec Julien et six ans que nous vivons côte à côte dans notre petit appartement parisien. C'est un homme terriblement attentionné, gentil, et prévenant. Nous nous entendons à merveille et nous entretenons une relation tour à tour tendre et fusionnelle.
Pourtant, malgré cette entente - presque - parfaite, je ressens tous les ans le même besoin irrépressible de partir en vacances sans lui, au moins une semaine, parfois plus. Cette semaine, je la dédie entièrement à mes amis et surtout à moi-même. Elle est l'occasion de créer une rupture avec le quotidien, de se forcer à faire un point sur nous, notre relation, nos projets (même si tout va bien) et d'en parler avec mes proches. Elle me permet non seulement de me ressourcer mais aussi de réaliser, quand l’autre me manque, la chance qui m’ait donnée.
Mais plus qu'une pause dans le couple, mes vacances seule sont un moyen de me retrouver moi-même. Pendant cette semaine si particulière, je fais des choses différentes, souvent un peu casse-cou, pour me prouver de quoi je suis capable, pour me convaincre que malgré le précieux soutien de l'homme que j'aime, je suis toujours capable d'avancer seule dans la vie et dans la voie que je décide.
Ces vacances me sont simplement indispensables : même si je suis loin de lui, elles me rapprochent de celui que j'aime tout en me rappelant qu'il ne faut pas s'oublier au profit de son couple. »